Eté 1836, 27 juin.
« Je vous écris, mademoiselle, du Mont-Saint-Michel, qui est vraiment le plus beau lieu du monde, […] » (Lettre de Victor Hugo à Louise Bertin)
Si certains peuvent encore douter, à l’époque, de la beauté que peut leur inspirer un tel rocher-prison perdu au milieu de la mer, Victor Hugo, lui, en est émerveillé. Celui qui a atteint la consécration publique 5 ans plus tôt avec la parution de son roman Notre Dame de Paris, a choisi la Normandie et la Bretagne pour ce voyage de l’été 1836. Il part donc avec sa maîtresse, Juliette Drouet, laissant épouse et enfants à Fourqueux, près de Paris.
Ecrivain, poète, artiste
En quelques mots, Victor Hugo est l’un des écrivains qui ont façonné la langue et la culture française. Fort de nombreux ouvrages, c’est un artiste touche à tout. Il a écrit durant sa carrière neuf romans, quinze pièces de théâtre, près de trente recueils de poésie. Artiste plastique, il a réalisé également des centaines de croquis, dessins à la plume et au lavis. Et sa maison reste son œuvre la plus aboutie. Mais, il est aussi un monstre politique, écrivant des pamphlets, et des satires politiques. Homme de son temps, il est inspiré par celui-ci, ses combats contre la misère notamment (Les Misérables, 1862) ou l’injustice. Il trouve ainsi dans l’écriture sa principale source d’expression.
C’est donc tout naturellement avec ce regard, celui de l’artiste et de l’homme engagé, critiquant sans fard la modernité, fléau du patrimoine, que Hugo décrit son voyage en Normandie, et son tour de la Manche.
Le voyage
Victor Hugo part de Paris le 14 juin 1836, accompagné de Juliette Drouet. Ils commencent leur voyage en Bretagne pour ensuite remonter en Normandie. Le premier pas de Victor Hugo sur notre destination est le 23 juin 1836, quand il arrive à Pontorson. Il y reste trois jours.
Séjour à Pontorson
Logé dans une auberge fort peu alléchante (le bâtiment existe toujours aujourd’hui, au 87 rue Couesnon), Hugo visite la ville, et notamment l’église, disposant d’œuvres malmenées. Chose difficile à voir pour cet écrivain qui vient de clamer une ode à la plus célèbre cathédrale de France.
Visite de l’église
« Un admirable dessus d’autel de la Renaissance sur lequel le curé a plaqué le plus stupide des confessionnaux. On marche aussi de plain-pied sur un bas-relief du seizième siècle qui représente la Pentecôte et où il y a encore de vieilles peintures ».
Mais il immortalise à jamais le fronton de la porte Sud de l’église dans l’un de ses carnets, que l’on peut admirer ci-contre.
Ni Normandie, ni Bretagne
Quant à l’auberge, l’adresse est si peu confortable que Hugo termine une de ses lettres par ces quelques mots. « Tu communiqueras cette description d’un logis breton à ton père. Il est vrai qu’il te dira que ton Pontorson est en Normandie. Il est vrai, la carte dit : en Normandie, mais la saleté dit : Bretagne. »
« Chéops de l’Occident, Pyramide des mers »
Entre émerveillement et désillusions
Quand Hugo arrive au Mont Saint-Michel, l’abbaye est désormais une prison, depuis plus de quarante ans. (Mais ce sera une autre histoire). Et à l’ombre de sa prison, le village s’y développe où « la malpropreté y est horrible, composée qu’elle est de la crasse normande et de la saleté bretonne qui se superposent à ce précieux point d’intersection […] le Mont Saint-Michel est misérable ».
La désillusion est grandiose, et Hugo n’y reste qu’une journée. Mais il parcourt le monument dans son entier, traverse les ruelles et monte à l’abbaye. Il nous offre ainsi un descriptif précis et saisissant de ce qu’est devenue l’abbaye. En effet, celle-ci avait été vidée de ses moines et de sa mission religieuse depuis la Révolution française.
La prison, « un crapaud dans un reliquaire »
« J’ai visité en détail et avec soin le château (ndlr : les remparts), l’église, l’abbaye, les cloîtres. C’est une dévastation turque. Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme et de fétide qu’on appelle une prison, installée dans cette magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier au quatorzième siècle. Un crapaud dans un reliquaire. Quand donc comprendra-t-on en France la sainteté des monuments ? […] »
Tout en haut du clocher
«Pour couronner le tout, au faîte de la pyramide, à la place ou resplendissait la statue colossale dorée de l’archange, on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C’est le télégraphe. […] Je suis monté sur ce télégraphe qui s’agitait fort en ce moment. […] J’ai jeté mon chapeau dans la cabine de l’homme [qui tirait les ficelles d’en bas], je me suis cramponné à l’échelle, et j’ai oublié les contorsions du télégraphe au-dessus de ma tête en regardant l’admirable horizon qui entoure le Mont-Saint-Michel de sa circonférence où la mer se soude à la verdure et la verdure aux grèves.
La mer montait en ce moment-là. Au-dessous de moi, à travers les barreaux d’un des cachots qu’ils appellent les loges, je voyais pendre les jambes d’un prisonnier qui, tourné vers la Bretagne, chantait mélancoliquement une chanson bretonne que la rafale emportait en Normandie. Et puis, il y avait au-dessous de moi un autre chanteur, qui était libre, celui-là. C’était un oiseau. Moi, immobile au-dessous, je me demandais ce que les barreaux de l’un devaient dire aux ailes de l’autre. » Lettre à Adèle Hugo, le 28 juin 1836
Finalement, la prison ferme ses portes en 1863, sur ordre de Napoléon III. Ennemi politique de Victor Hugo, c’est lui qui le condamne d’ailleurs à l’exil de 1851 à 1870.
Le Mont, « une pyramide merveilleuse »
Malgré tout ce descriptif sinistre et morose, Hugo s’émerveille devant la beauté du monument, tel qu’il fut jadis, et devant la force de la nature, jouant de ses éléments pour façonner la baie.
« A l’extérieur, le Mont Saint-Michel apparaît, de huit lieux en terre et de quinze en mer, comme une chose sublime, une pyramide merveilleuse dont chaque assise est un rocher énorme façonné par l’océan ou un haut habitacle sculpté par le moyen-âge, et ce bloc monstrueux a pour base, tantôt un désert de sable comme Chéops, tantôt la mer comme Ténériffe. » Lettre à Adèle Hugo, 28 juin 1836
« Un lieu bien étrange que ce Mont Saint-Michel ! Autour de nous, partout à perte de vue, l’espace infini, l’horizon bleu de la mer, l’horizon vert de la terre, les nuages, l’air, la liberté, les oiseaux envolés à toutes ailes, les vaisseaux à toutes voiles ; et puis, tout à coup, là, dans une crête de vieux mur, au-dessus de nos têtes, à travers une fenêtre grillée, la pâle figure d’un prisonnier ».
Avranches
Le lendemain de sa découverte du Mont Saint-Michel, Victor Hugo arrive à Avranches, où il passe deux jours. De son passage, nous n’avons qu’un bref paragraphe où il décrit la ville. Par ailleurs, il note une nouvelle fois la présence envahissante des télégraphes.
Entre jardins et télégraphes
« A Avranches, que j’ai visitée en quittant le Mont Saint-Michel, il y a une magnifique vue, mais il n’y a que cela. Autrefois, il y avait trois clochers, maintenant, il y a trois télégraphes qui se content réciproquement leurs commérages. Or les bavardages sont un médiocre effet dans le paysage ».
Basilique Saint Gervais Eglise Notre Dame des Champs Rue Engibault
Ces trois clochers sont celui de la Basilique Saint-Gervais, celui de l’église Saint-Saturnin et le clocher de l’ancienne église Notre-Dame des Champs (les travaux de l’actuelle église débutent en 1863).
Finalement, Hugo remonte le long de la côte, passant à Granville le 28 juin pour dormir à Coutances le soir, après y avoir écrit ces lettres à son épouse.
Sources :
– Le Mont Saint-Michel des écrivains, Nathalie Hersent, Gallica
– Oeuvres complètes de Victor Hugo, Actes et Paroles volume 4, Gallica
– Victor Hugo dans la Manche, Wikimanche